C’est un livre de recettes comme vous n’en avez jamais ni vu ni lu. Un bouquin de cuisine exquis où les mots et les images vont de pair. Logique. Sauf qu’ici, les photos des plats illustrent davantage la philosophie de l’ouvrage que son propos culinaire. Publié dans la collection «Prière de ne pas toucher les étoiles» des Éditions Macula, Servez citrons. fait les choses à l’envers. Il parle de ce qui se trouve dans une assiette, sans jamais le montrer.
Ce principe par élision part d’une rencontre entre le cuisinier Michel Troigros et le photographe Éric Pointevin. Le premier est connu pour appartenir à une dynastie de super chefs installée depuis plus de cinquante ans à Roanne. Le second, par ses images que le public genevois connaît bien pour les avoir vues accrochées à la galerie Blancpain Contemporain et sur les murs du Mamco, le musée d’art moderne et contemporain. Le cuisinier et l’artiste se mettent à parler nourritures terrestres. Ils imaginent faire un livre, ce domaine de l’édition qui remplit des kilomètres de rayonnage dans toutes les librairies du monde. L’idée sera aussi de faire autrement en passant outre l’obsession de la gastronomie pour la présentation. Comment? En proposant une quarantaine de recettes originales et vingt mises en place. Au lieu de photographier le plat tel qu’il arrive en salle, de le représenter à son retour en cuisine avec ses reliquats (un os, une coquille Saint-Jacques vide) et ses traces de pain trempé dans la sauce. La fin du repas, plutôt que le début des agapes. C’est ce que faisait Daniel Spœrri dans les années 1960. Servez citron. est donc aussi un livre d’art.
La cuisine est une affaire de mémoire. De tous les sens, le goût et l’odorat sont ceux qui font le plus efficacement ressurgir les souvenirs. Un héritage de notre passé animal où une odeur, une saveur pouvaient sauver une vie. Le talent d’Éric Poitevin est de réussir à réveiller ce garde-manger mental en faisant de l’image d’un mets invisible un objet désirable. Pas seulement parce que la photo est belle, mais parce qu’elle pousse naturellement le lecteur à mettre en mode culinaire la zone sensorielle de son cerveau reptilien. Car oui, on se surprend à avoir de l’émotion devant cette assiette dans laquelle ne figure rien d’autre qu’un petit tronc vert. La légende indique le nom du plat: asperge au blé noir. Un peu plus loin, la recette précise que le légume avant d’être dévoré était accompagné d’oseille et d’un beurre au whisky.
Servez citron., ce ne sont pas que de recettes et des images d’assiettes desservies, c’est aussi, en préambule, la réédition d’un essai drôle et passionnant qui colle au principe du livre. Restes de tables de l’historien de l’art Jean-Claude Lebensztejn est un objet délicieux qui raconte l’évolution de nos habitudes de consommation et de nos comportements face à la nourriture, de l’Antiquité à nos jours. Sa construction s’inspire de Don’t, texte de Censor, pseudonyme de l’auteur américain Oliver Bell Bunce (1828-1890) publié en 1883, et qui dresse la liste des attitudes à ne pas avoir en société, plutôt que celles à respecter, comme dans n’importe quel manuel de bonnes manières.
Jean-Claude Lebensztejn y fait parler Érasme, Jean-Baptiste de La Salle et la baronne Staffe. Il y disserte sur les origines de pratiques oubliées comme le fait de briser la coquille d’un œuf, une fois ce dernier consommé et sur le bon usage de sa serviette. Le tout, accompagné et entrelardé par un choix de recettes du XVIIe siècle, publiées dans le Cuisinier françois de François Pierre de La Varenne, cuisinier du marquis d’Uxelles dont l’histoire considère l’ouvrage comme le premier livre de cuisine moderne. Là non plus, pas d’image pour illustrer le «Membre de mouton à la royale » ou «Les pets de putain». Mais juste la notice rédigée en vieux français et la liberté d’imaginer à quoi tout cela pouvait bien ressembler.
Servez citron., éd. Macula, 280 p.
Texte : Lionel Guyer