Nul ne l’étant, parfait, il est prudent et reste discret quand on avance que le travail graphique et typographique de ce self-made man frôle l’exactitude des proportions léonardesques. Un peu compliqué? Comme lui quand il cite sans erreurs de prononciation Brockmann, Weingart, Ruder ou Förderer. Le style suisse ? Il en ferait partie, de cette clique helvétique qui nous a laissés bien peu de choix créatif depuis l’Univers. Ou l’Helvetica. « En tant que Suisses, il est de notre devoir de rendre ce patrimoine pérenne dans notre ADN. Le paysage visuel, le champ graphique plus large, nos institutions sont habituées à ce style et on peut se permettre de le cultiver.» Avec son CFC de sérigraphe à l’Erag, Chris s’implante dans le canton de Neuchâtel pour étudier le graphisme à l’EAA, l’école d’arts appliqués de La Chaux-de-Fonds, qui a fêté ses 150 ans dignement en mai 2022.
Déjà des travaux significatifs à ce moment-là: en 2004, il refait le look du programme pour le Bikini Test, une salle de concerts. Soucieux de la typo, de la hiérarchie, il met les pieds dans la communication visuelle dans le domaine de la culture, d’où il n’est plus sorti. Il enchaîne avec des affiches pour des pièces de théâtre, à composer sans visuels. «Quand on n’a que du texte, il faut synthétiser, c’est dur de faire coller l’affiche à la pièce!» De la culture à l’architecture, relevant d’une certaine influence corbuséenne qui traînait dans l’air de la région, le format et l’espace deviennent ses obsessions.
Puis les voyages. Au Mexique, il a travaillé sur du packaging alimentaire pour un groupe américain. Ses aspirations naissantes l’ont finalement ramené en Suisse, où la voie à suivre «était en lien avec le graphisme noir blanc, la typo… j’ai travaillé pendant quatre ans dans une agence de graphisme et de branding au moment de son avènement. En 2008, la grande crise a amené les travaux éditoriaux, les rapports annuels, et j’ai eu envie de bouger.»
Londres marque un tournant dans le parcours de Chris Gautschi, dont la volonté d’indépendance se faisait toujours plus forte. «L’ironie de la vie a fait que des clients en Suisse me permettaient de vivre en Grande-Bretagne. Les mandats se sont alignés et j’y suis resté jusqu’en 2013.»
Un réseau, ça se construit, d’autant plus que le microcosme romand dans le graphisme est petit. 2015, composition et réalisation d’une affiche pour le MCBA de Lausanne, August Strindberg, De la Mer au Cosmos, rien de moins. «Travailler avec la peinture était difficile. J’ai également collaboré avec le Musée d’art et d’histoire de la ville de Neuchâtel pour une expo. Cela dit, les remises en question sont nombreuses et j’ai enchaîné les expériences jusqu’au Mudac, qui m’a consacré avec l’affiche BAUHAUS en 2018.»
Pour rappel, il s’agit de cette image emblématique d’une femme posée sur un fauteuil de Marcel Breuer. Chris Gautschi est sélectif, il a composé l’affiche avec la volonté de créer des variables. La police de caractères est une Swiss Universal. Le typographe Ian Party en a repris le concept pour créer Antartica, Baikal, et Crystal.
Le graphiste et non moins artiste réutilise les fondamentaux, les adapte en fonction des tendances. «J’ai une activité dans l’agence Horde à Lausanne. Je réalise pour eux des projets avec un savoir-faire et une forme d’artisanat. Sinon, je travaille dans ma cuisine-laboratoire et mes projets s’étalent dans le temps. J’aime être seul, me consacrer à un projet pendant deux semaines et y revenir de manière assez monastique, mon travail est une sempiternelle introspection.» Pour ce graphiste chevronné, il faut que tout soit un chef d’œuvre, il applique rigueur et discipline, car «on ne va pas gâcher du papier». Son mantra est de Pierre Soulages: «C’est ce que je fais qui fait ce que je cherche». On comprend le processus créatif introspectif quand il livre sa méthodologie: «Je fonctionne toujours de la même manière, la simplicité de mes projets est une conséquence; ce qui se passe à l’intérieur relève d’une vraie recherche, je vais jusqu’à l’os et je racle la moelle.»
Des images parlantes pour un œil avisé, comme celle de la couverture de son dernier ouvrage, «Beyrouth Les temps du design», coproduite avec le Mudac et le Centre d’innovation et de design du Grand Hornu en Belgique (CID). «J’ai travaillé sur l’identité visuelle de cette expo, un programme de longue haleine entre les révolutions et l’explosion de 2020. C’était motivant, je devais composer une affiche avec deux typographies et travailler avec deux calligraphies, occidentale et arabe, pour la couverture du catalogue et le flyer d’expo pour une cohérence et une cohésion graphiques. J’ai eu le luxe d’un mandat complet, y compris en ce qui concerne le choix de la typo pour les textes de salle. Grandeur, couleur et hiérarchie: sur ces trois éléments, j’ai mené un régime totalitaire appuyé par Marco Costantini, directeur adjoint du Mudac et commissaire de l’exposition au CID, qui tendait vers cela.»
Au sujet de questions plus pratiques, de métier, Chris Gautschi se prête au jeu du question-réponse :
Quel type de graphisme pratiques-tu? Es-tu d’une école particulière?
Le métier de graphiste est déjà une pratique! Elle comporte en effet différentes spécialités comme l’illustration et la typographie, l’édition ou la communication générale sans spécialisation. Je suis de l’école de notre patrimoine légué par Emil Ruder, Armin Hofmann, Josef Muller Brockmann (pour ne citer qu’eux) qui furent les pionniers du graphisme suisse au milieu du XXe siècle. Tous provenant de l’école zurichoise ou bâloise. Ils ont su faire résonner cette pratique à l’international. Encore aujourd’hui, tout bon graphiste sera reconnaissant et pourra s’inspirer de ce minimalisme et de cette contemporanéité incontestée.
Quand on doit créer une affiche pour présenter une expo, quels sont les critères à prendre en considération, par quoi on commence, comment naît l’idée et comment la met-on en pratique ?
Le fond induit la forme. Un musée de la photo aura bien évidemment de la photographie comme sujet principal, un musée d’art une représentation d’une œuvre alors qu’une affiche pour un festival sera plus libre en termes de contenu et pourrait être traitée de manière uniquement typographique. À titre personnel, je m’adapte, mais j’essaie toujours de venir poser un calque typographique sur les sujets en prenant garde de ne pas «cannibaliser» le fond du propos de l’institution. Il faut véhiculer un message de communication avant tout. On peut dire qu’une affiche dispose de deux, voire trois couches de lecture: le sujet et les informations, la troisième peut être une technique d’impression (une couleur en sus en transparence, une encre métallique, etc.). À quel moment sent-on la patte du graphiste qui pose sa typographie? Là est l’enjeu de ce que Platon exprimait par «le bon, le bien et le beau»!
Fasciné par la géométrie et l’architecture, je travaille beaucoup avec le grid system que Josef Muller Brockmann avait théorisé même si, depuis quelques années, je m’appuie sur une grille non pas mathématique, mais harmonieuse passant par le nombre d’or. Je commence toujours «à vide» en laissant mon intuition trouver la bonne formule, la bonne tension hiérarchique entre le titre, le sous-titre s’il y en a, les dates, les horaires et bien entendu les logos et sponsors que constituent une affiche. Ensuite, je pose ma grille et je m’émerveille devant chacun de nos outils avec lesquels nous sommes nés. L’œil fait son travail, car instinctivement, les informations sont justes, posées parfois au millimètre près. À ce propos, ne dit-on pas que nous avons «un compas dans l’œil?» «Que nous sommes de bon niveau?» Ou que «nous travaillons sur la règle?» Nous sommes nés avec les outils des bâtisseurs. Commencer un projet avec ces outils «naturels» est important, car cela permet de garder une part d’humanité même sous couvert d’une certaine rigueur propre au graphisme suisse.
Comment fais-tu le choix de la police de caractères, quelles sont tes préférences?
L’instinct, comme les chefs cuisiniers qui sentent les épices, la saveur qu’ils veulent donner à leur plat alors qu’ils l’ont à peine imaginé. C’est peut-être une approche plus métaphysique, voire ésotérique, de sentir que telle ou telle typographie va fonctionner ou non. Il y a une part de mystère qu’il faut garder, oublier son côté cartésien et ne pas toujours tout maîtriser.
De la manière opératoire, je travaille toujours avec des fonderies suisses comme Swiss Typefaces à Vevey, Newglyph à Lausanne ou Fatype (Suisse-Berlin) qui offrent des catalogues de polices de caractère complètes. Ils offrent volontiers leurs typos lors d’un concours et s’il est remporté, on achète la licence.
Comment se passe le processus de réalisation?
Très peu d’imprimeurs ont des machines qui permettent l’impression en format mondial (F4) et on tendra plutôt à recourir au processus d’impression en sérigraphie.
En tant que graphiste suisse, j’ai travaillé avec Uldry qui, jusqu’à l’année passée, était la Rolls des imprimeurs-sérigraphes pour toute la Suisse. Ils travaillaient en étroite collaboration avec les graphistes et étaient à l’écoute des idées folles et farfelues de surimpression jusqu’à la fabrication des couleurs. Après impression, la SGA s’occupe de l’affichage en ville, dans les cantons et parfois sur tout le territoire national.
Quelles sont la durée de vie et la pertinence d’une affiche?
Une affiche dans la rue durera le temps de l’affichage, soit une ou deux semaines, mais si cette affiche devient un exemple créatif parmi d’autres, on espère qu’elle restera ancrée dans les mémoires! À l’heure actuelle, et grâce à certains blogs sur Instagram comme @swissposters, dirigé et curaté par Dennis Moya, ce mélange est soigneusement répertorié et archivé. Des concours comme 100 Beste Plakate – qui met en avant les 100 meilleures affiches entre l’Allemagne, la Suisse et l’Autriche. Les Suisses s’en sortent toujours très bien.
Comment une affiche devient-elle collector?
Une affiche devient collector pour plusieurs raisons: elle aura pu s’ancrer par son graphisme comme un objet, un meuble ou pièce d’art qui deviennent des icônes incontournables de design au sens large. Elle l’est aussi par sa rareté sur le marché. Deux exemples distincts, l’affiche pour le Museum für Gestaltung de Zurich avec l’exposition «Every Thing Design» de 2009 qui représente un économe sur fond noir avec le strict minimum d’informations sur le bas. Ou plus personnel, l’affiche BAUHAUS #itsalldesign du Mudac que j’ai faite en 2018 qui elle, très vite, est devenue une icône qui tourne encore sur les blogs Instagram.
Certaines sont aussi reproduites par des éditeurs en collaboration avec des sérigraphies comme les fameuses affiches de Josef Muller Brockmann (1914-1996) pour la sécurité routière en ultra édition limitée (édition Lars Muller Publishers). Il n’y a pas de recette pour créer un collector, BAUHAUS n’est qu’une affiche d’une expo mais elle a su marquer les esprits par son traitement outsider. Pas de rond, carré, triangle dans des couleurs primaires, une image emblématique du Bauhaus et un style assumé peut-être avec une prise de risque. Elle n’aura pas gagné les 100 Beste Plakat mais elle est une de mes fiertés et j’ai retenté le coup avec Beyrouth – Les temps du design qui sortira début 2023. Je fais un hommage à Emil Ruder et son affiche BERLIN – Die Grosste Stadt Deutschland en Grotesk des années 60, pour une exposition à Bâle de mai 1963. J’arrive avec la même mise en page (la même composition) soixante ans plus tard (mars 2023). Inspiration ou hommage, mes pairs et collègues en jugeront…
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Texte: Monica D'Andrea