Le nom évoque à la fois Elvis et les pharaons de la Ve dynastie. Memphis comme les racines du rock blanc et du roi Ménès. Mais aussi comme celles d’un groupe de designers milanais qui choisit comme nom de guerre celui de la ville du Tennessee en souvenir d’un tube de Bob Dylan (Stuck Inside of Mobile with the Memphis Blues Again). Fondé en 1981 par Ettore Sottsass, dispersé en 1988, Memphis comptait parmi ses membres les Italiens Alessandro Mendini, Andrea Branzi et Michele de Lucchi, mais aussi l’Allemand Hans Hollein, le Japonais Shiro Kuwamata, les Françaises Martine Bedin et Nathalie du Pasquier et l’Américain Michael Graves.
Leur idée? Rompre avec le formalisme de l’époque qui impose depuis 50 ans sa vision du monde orthogonale et blanche. Memphis réactive le pep du pop art et le kitsch de l’art déco, va chercher l’inspiration dans les cartoons et la science-fiction. Mouvement design phare du post-modernisme, Memphis dessine des lampes-jouets, des canapés-bd et des bibliothèques-totems à pois ou zébrées en couleur fluo. Il a aussi son fan absolu: Karl Lagerfeld qui adopte le total look milanais dans l'un de ces palais parisiens. Et puis le style passa. Le design qui ne se prenait pas au sérieux est aujourd’hui la coqueluche des collectionneurs et des ventes aux enchères. Fin de l'histoire.
Pas tout à fait. Depuis quelque temps déjà, le mouvement est redevenu une source d'inspiration pour les jeunes designers. Memphis voulait remettre de la fantaisie dans un monde des objets plombé par la déprime et le conformisme. Les post-Memphis rejoueraient-ils la même partition dans un contexte pas si différent? Car les grandes maisons malmenées par la crise attendent que le souffle du boulet passe, condamnant les designers à répéter inlassablement les formes qui plaisent au marché. D'où l'envie chez certains de sortir de ce plan plan-plan. Et de remettre du fun là où il n'y en avait plus. «Même s'il me semble que la crise des années 90 était plus violente que celle qui nous frappe actuellement. Je dirais que cet engouement pour Memphis participe d'un mouvement plus général de relecture des années 80», estime Philippe Thomé, historien de l'art genevois, auteur d'une somme colossale sur Ettore Sotsass qui vient de sortir chez l'éditeur Phaidon. Une bible indispensable de 500 pages remplie d'images inédites et qui fait le tour définitif de la question. «Contrairement à l'architecture qui n'a pas vraiment tenu la distance, le design a survécu au post-modernisme. Alors oui, peut-être que Memphis agit aujourd'hui comme une sorte d'antidote métaphorique en proposant une alternative esthétique au pessimisme ambiant.»
Les «Vases Coques» et «Vases Oreilles» créés par Julie Richoz au Centre International de Recherche sur le Verre et les Arts plastiques (CIRVA) à Marseille participent quelque part à ce joyeux moment dans l'histoire des formes qui remettait le travail du verre au milieu du design. «Lors de ma visite du centre, j'ai vu beaucoup de pièces d'Ettore Sotsass. Ca m'a forcément influencé», se souvient la designer suisse formée l'Ecal, mais habitant désormais à Paris où elle travaille dans l'atelier du designer Pierre Charpin.
«Memphis est une période que j'ai beaucoup aimé redécouvrir. Jusqu'à présent mes objets étaient fins et légers. J'avais envie d'expérimenter le volume et l'épaisseur. Il y a ce côté lourd et imposant dans les productions Memphis. Peut-être que cet aspect monumental est ce qui plaît aux designers de ma génération.» Chez Formafantasma qui se revendique aussi de cet héritage, ce caractère mastoc passe par l'usage d'un matériau rarement vu dans le design contemporain.
Formé par deux Italiens, Andrea Trimarchi et Simone Farresin, qui vivent à Amsterdam, le studio exposait au dernier Salon du Meuble de Milan une collection de petites pièces réalisées en pierre de lave de l'Etna et du Stromboli. Des tables basses noires de basalte, mais dont la géométrie se réclamait, dans l'idée du moins, d'Ettore Sottsass. «Dans mon travail, je reprends certains éléments du vocabulaire de Memphis, comme le triangle, l'utilisation de la diagonale et plus largement tout ce qui à trait au champ coloré», explique l'artiste genevoise Anne Minazio dont l'atelier aux Grottes sert aussi d'espace d'expo sous le nom de Hit. «J'aime la liberté de ce mouvement et cette volonté de briser les codes avec le goût de l'époque. Je me souviens avoir lu Sottsass expliquant: «une table c'est un plateau posé sur quatre pieds et ne me demandez pas comment elle est fabriquée». Moi, ce genre de radicalité, ça me parle.»
Cela dit, si le retour de Memphis dans le design est indéniable, la raison de ce regain d'intérêt apparait aussi plus triviale. «Je ne retrouve pas forcément dans les objets d'aujourd'hui la même énergie revendicatrice», remarque Julie Richoz. Le design tend de plus en plus vers la mode et lorsqu'il récupère ce genre d'esthétiques anciennes c'est surtout pour coller à une tendance.» Adieu donc la jolie théorie qui voyait dans ce retour une réaction salutaire des designers face à la sinistrose d'un secteur des arts appliqués en panne d'inspiration. D'autant que Martine Bedin pense exactement la même chose. La designer sait de quoi elle parle: Memphis elle l'a vécu de l'intérieur.
Membre de la première heure, elle est notamment l'auteure de «Super!» une lampe de chevet devenue un classique avec ses six ampoules alignées sur le toit arrondi d'une sorte de voiture-joujou. «Je revois des formes et des couleurs inspirées par Memphis, mais l'esprit n'y est pas. Si vous devez travailler avec un langage de rupture, vous en inventez un. Memphis a 30 ans. Et même si aujourd'hui les temps sont durs pour le design et les designers, le contexte est complètement différent. Pour moi, la vraie cassure serait d'arrêter de dessiner et de fermer les écoles où on apprend aux étudiants à faire ce qui marche en feuilletant des magazines de décoration», tempête celle dont une dizaine de pièces produites spécialement par la Fondation Speerstra à Apples dialoguaient en 2014 avec des néons de l'artiste genevoise Mai-Thu Perret.
En cela, il faut reconnaître que certaines marques font tourner la machine nostalgique à toutes berzingues. La marque Hay vient ainsi de ressortir des cartons les tissus de Nathalie du Pasquier. La Française inventait pour Memphis des textiles graphiques inspirés des imprimés «wax» africains. Elle signe pour le fabricant de meubles danois une série de cabas branchés et de coussins pops et très gais. C'est la même Nathalie du Pasquier à qui American Apparel commandait pour l'été toute une collection basée sur ses dessins. Memphis comme un produit dérivé? De quoi avoir quand même un peu le blues.
A lire: Ettore Sottsass, Philippe Thomé, ed. Phaidon, 500 pp., www.phaidon.com
Texte Emmanuel Grandjean