Qu’est-ce que l’art immersif ? Depuis quelque temps, les réseaux sociaux font ressortir des expositions à ne pas rater comme s’il s’agissait d’événements révolutionnaires. L’Atelier des Lumières à Paris — et maintenant plusieurs autres lieux dans le monde — ouvre un espace d’exposition pour l’art illuminé. Les tableaux de grands artistes tels que Van Gogh, Monet, Chagall sont animés numériquement, «offrant une expérience totalement immersive qui répond au “Zeitgeist” actuel de la transformation, de la réinterprétation, de l’art léger et de l’"edutainment"», comme l’annonce la production pour Lausanne Opus One (avec MAAG Music et Projektil — une société de production zurichoise spécialisée dans les expériences multimédias au carrefour de l’art et la technologie). Si l’«edutainment» est un mot-valise assez clair, que présente Viva Frida Kahlo à Beaulieu Lausanne ?
L’histoire d’une artiste vibrante, d’une femme, de sa condition, de sa vie, de sa douleur, de son sang, qui ruisselle sur son âme et qui se convertit en fleurs sur sa robe quand elle crée «Les deux Frida». La belle aux origines allemande par son père et mexicaine par sa mère devient peintre malgré elle. À la suite d’une hospitalisation, elle commence à faire des autoportraits puisque, comme le révèle la voix off à la consonance hispanique, «Je suis le sujet que je connais le mieux». Si l’on peut se demander s’il était nécessaire de reproduire une manière de parler que la Kahlo n’avait pas forcément pour accentuer le réalisme de la narration, il est vrai que la trame parcourt dans les détails la vie difficile de Frida Kahlo, cette femme au cœur brisé.
Elle a vécu, malade, affaiblie, suicidaire, mariée, trompée, opérée, remariée au même homme, mais sans l’avouer. Elle a hérité des valeurs de son père photographe qui lisait Goethe et Schiller, elle a réfuté la religiosité de sa mère et artiste illettrée qui défoulait ses nerfs et le non-amour de son conjoint à travers une ferveur et une fréquentation de la messe quotidienne qu’elle imposait également à ses quatre filles. Sa sœur cadette tant appréciée l’a trahie en couchant avec son mari — un homme «qui ressemble à un cochon», selon la maman de Frida, infidèle, peu élégant, mais fascinant, attachant et qu’elle adorait—, son univers s’est effondré lors de ses deux fausses-couches, ses toiles le racontent et le cachent, dans L’âme féminine, elle se peint avec un voile sur la tête, comme pour ne pas subir, sous la cabane enfantine protectrice que représente le drap, la souffrance de la perte d’une partie d’elle-même.
Cette exposition interactive implique de se poser au sol sur des poufs comme lorsqu’on s’endormait sur les contes de fées le soir, bien au chaud et sans investissement intellectuel. La mise en scène d’Opus Art permet de se familiariser avec l’artiste et son travail en écoutant un récit de vie, dans une linéarité et une curation qui s’éloignent, malgré tout, des codes muséographiques auxquels le monde de l’art se voue depuis toujours. Une spectatrice relève : «Une œuvre doit être contextualisée, c’est quelque chose de différent quand on regarde le tableau véritable suspendu au mur devant soi, tel que Frida Kahlo l’a peint. On y suit son idée, ses coups de pinceau, sa trame et les mouvements de la main…» Ce que les projections ne permettent pas. La pédagogie est pourtant de mise, mais ce scénario reste, d’après les commentaires sur les réseaux sociaux, adapté aux ados et aux enfants qui ne connaîtraient pas encore l’artiste en question.
Ici, une ligne chronologique avec des dates significatives accueille le visiteur qui s’avance dans l’exposition en lisant d’abord des citations l'artiste, rédigées sur des tableaux aux couleurs du Mexique, brillants, mais sobres. Ensuite, il s’agit de traverser un tunnel illuminé par les dessins aux nombreux motifs indigènes — tête de mort fleurie, tissus bigarrés —, récurrents et un peu kitch que l’on trouve dans l’espace commun. Jonchée de poufs Fatboy, la halle de Beaulieu permet d’assister au récit de la vie de Frida Kahlo à travers ses peintures. Toutes ou presque sont représentées, au point de carrément y entrer. Les autoportraits, les images de ses séjours à l’hôpital, la maladie et les moments clés de son histoire sentimentale, tout y passe. Là une curation muséale ciblerait différemment un angle ou une thématique. Le récit linéaire de son parcours raconte, sans recul ou esprit critique, la figure de cette femme qui, on ne sait trop pourquoi, est assimilée aujourd’hui au courant féministe alors qu’elle ne fait que souffrir dans le cadre d’un amour toxique. Au point de déménager pour rester seule dans la tristesse. Pris par la main, le spectateur vit une expérience qui relève de la 4D au cinéma (le tarif de l’entrée va avec) qu’on lui vend sous le prétexte de l’accession à la culture. Certes, mais peut-être tout n’est pas forcément sujet ou adéquat au commerce dans ce monde.
L’intention est bonne, mais le contexte doit soutenir l’œuvre. L’alliance entre des projections vidéo, une narration à la première personne et une bande musicale semblent parfaites pour se familiariser aux grands artistes du XXe siècle. Klimt et Van Gogh ont aussi été représentés de la sorte à Zurich en 2021 et la première de Frida Kahlo en 2022. Cependant, les passionnés aiment découvrir les toiles originales, si possible dans un espace étudié, scénographié par des curateurs dont c’est le métier. Emmanuel Grandjean, critique d’art et journaliste culturel tempère : «Je trouve que la démarche est bonne, et certains studios font ça très bien. C’est comme de se rendre au spectacle, ça fait venir les gens à l’art, surtout ceux qui ne fréquentent pas habituellement les musées de peur de n’être que très profanes. C’est une forme différente de mise en avant des œuvres que je ne condamne pas aussi durement que les puristes. L’aspect pédagogique est indéniable, bien que tout dépende de la manière dont cela est réalisé, car il peut y avoir un gros décalage entre les tableaux originaux et les représentations animées.»
L’initiative est populaire, bien qu’on puisse craindre une banalisation des personnages historiques en cartoons, mais l’approche n’est pas vouée qu’aux peintres. « Nous avons accueilli près d’un million et demi de visiteurs depuis l’exposition Toutankhamon, organisée à Genève (Palexpo) en 2012 et en 2013. En une décennie, les publics auront notamment pu s’immerger dans des thématiques aussi diverses que le naufrage du Titanic, la grotte de Lascaux, le corps humain, la brique LEGO comme vecteur artistique ou le temps des dinosaures», rappelle ainsi Opus One.
Viva Frida Kahlo est à découvrir sur le site de Beaulieu jusqu'au 19 mars 2023
Beaulieu, Av. Bergières 10, 1004 Lausanne
Texte: Monica D'Andrea