Le Corbusier, tout le monde connaît. Et les pièces éditées de son vivant prennent une cote vertigineuse sur le marché de l’art. Pourtant, il n’est de loin pas le seul à avoir contribué à la définition du design Swiss made des années 1940 à 1960. Depuis quelques années, les amateurs de pièces vintage sont nombreux à s’intéresser aux œuvres plus discrètes de ces décennies. «Tout le monde veut du design suisse. L’engouement s’est d’abord fait sentir pour le mobilier de Max Bill et Willy Guhl, puis pour des pièces signées Hans Coray ou Jürg Bally. Désormais, nos catalogues de vente présentent aussi des pièces d’usage courant non signées qui trouvent généralement preneur», note Marc Gaudet-Blavignac, co-directeur des ventes aux enchères de Galartis SA, à Genève. Même analyse du côté des antiquaires. «L’intérêt pour le mobilier scandinave de cette époque est encore fort, mais il est vrai que la production suisse est de plus en plus recherchée par les collectionneurs», explique Corine Stübi, propriétaire de la galerie lausannoise Kiss the design qui présente certaines icônes nationales, à commencer par la lampe nuage de Susi et Ueli Berger. Des sections Swiss made se créent aussi sur des sites de vente en ligne. Comme tabouret.ch qui rassemble une centaine de pièces à tous les prix.
Si la demande grimpe en flèche, difficile pour l’heure de déterminer si ce marché va perdurer longtemps. Selon Marc Gaudet-Blavignac, l’offre reste relativement limitée, notamment parce que l’identification et l’estimation des pièces pâtissent du manque de catalogues complets des designers prisés. «Le patrimoine légué par ces décennies est encore à explorer. Les références bibliographiques sont rares ou incomplètes. Il manque un ouvrage de référence sur le sujet», observe Corinne Charles, Docteur en histoire de l’art qui vient de donner un cours public sur l’histoire du design au sein de l’Atelier Hermès, à Genève. Ces lacunes s’expliquent, selon elle, par un phénomène qui semble particulier à la Suisse. On y trouve une série d’objets qui sont devenus des icônes du design, national et parfois aussi international, mais dont les concepteurs sont anonymes, telle que les punaises Omega ou le fouet Bamix, mélangeur le plus célèbre au monde.
Reste que méconnus ou pas, les designers suisses des décennies 1940 à 1960 ont défini les valeurs et la qualité du Swiss Made dont l’aura s’étendait déjà bien au-delà des frontières. Et ils continuent d’inspirer leurs compatriotes contemporains, notamment Frédéric Dedelley, Alfredo Häberli ou Moritz Schmid. Pour comprendre les courants qui ont façonné la production nationale et découvrir les who’s who qui ont marqué l’histoire, un retour en arrière s’impose.
A la lumière du mouvement du Bauhaus des années 1920 et 1930, l’engouement pour l’industrialisation de la vie quotidienne a fait émerger en Suisse un design d’avant-garde, caractérisé par l’usage de l’acier et de l’aluminium. L’exposition nationale de 1939 consacrait une section au développement d’une Suisse futuriste. C’est là qu’étaient exposées la table dessinée par l'architecte Max Ernst Haefeli avec ses pieds en assiette ainsi que la chaise Landi d’Hans Coray spécialement conçue pour l’occasion. Légère, confortable, résistante, empilable et belle, avec sa coque perforée de 91 trous, elle symbolisait les nouvelles tendances de l’époque, privilégiant la fonctionnalité sans fioriture et les qualités esthétiques de l’aluminium. Présente dans la plupart des collections de design au monde, notamment le Musée d’art moderne de New York, et immortalisée sur les timbres suisses, la Landi est l’une des chaises extérieures les plus vendues du XXe siècle. «Le futurisme inspirait les concepteurs.
Mais, en parallèle, ils tenaient aussi à faire valoir des valeurs plus traditionnelles liées aux ressources du pays, susceptibles de promouvoir les qualités du design suisse à l’étranger. Le bois produit localement était, par exemple, sublimé par des meubles solides et épurés», explique Christian Brändle, directeur du Museum für Gestaltung de Zurich. Ces deux visions se lisent notamment dans l’œuvre de Jacob Müller. Sa très belle chaise en bois Wohnhilfe, assemblée tel un puzzle pour la première fois en 1945 ou le tabouret Plio, lancé trois ans plus tard, traduisaient la qualité d’une technique artisanale rigoureuse et complexe, tout en étant légers, démontables et donc facilement exportables dans une Europe d’après-guerre en reconstruction.
Le mouvement de la «Gute Form», initié par Max Bill à la fin des années 1940 en découle aussi. À la fois architecte formé au Bauhaus, peintre abstrait et cofondateur du mouvement de l’Art concret, mais aussi graphiste, typographe, scénographe d’exposition et designer, il prônait un design formel, basé sur la quête de la bonne forme, esthétique et ultra fonctionnelle. Son exposition itinérante «die Gute Form», présentée à Bâle en 1949, puis dans plusieurs villes européennes, contribuait ainsi à faire connaître ce qui était considéré à l’époque comme le gène suisse du design. Avec ses tables, chaises, ustensiles, pendules, lampes, brosses, Max Bill alliait fonctionnalisme et beauté, simplicité d’utilisation et technicité du design. A l’image de la célèbre table Quadratrundtisch, au plateau circulaire recouvert de linoléum noir, sur lequel s’affiche les lignes d’un carré formant des rabats qui peuvent s’abaisser pour transformer la table en fonction de l’utilisation.
Cette quête de la forme juste qui flatte le mieux le corps humain motivait d’autres designers de cette décennie, tels que le Jürg Bally, dont l’une des pièces phares est une table en bois à hauteur réglable pour le repas ou le thé, la Ess-Tee-Tisch, caractérisée par trois pieds croisé sous le plateau. Mais aussi Wilhelm Kienzle, célèbre pour son étagère démontable, ainsi que Kurt Thut ou encore Robert Haussmann, élève de Gerrit Rietveld et de Willy Guhl. Menuisier de formation, ce dernier a été l’un des premiers Européens à concevoir des meubles en kit et à explorer de nouveaux matériaux de construction, du scobalit à la fibre de verre, en passant par l’Eternit. La chaise de plage qu’il lance en 1954 a fait sensation dans le monde entier. Formé par un ruban de fibrociment replié pour former une boucle, ce siège minimaliste est une parfaite équation entre le bon usage d’un matériau et l’ergonomie d’une forme inclinée, digne d’une oeuvre d’art.
Dans les années qui ont suivi, les designers se sont peu à peu éloignés de l’équilibre entre l’esthétique et la fonction pour privilégier l’aspect pratique des objets. «Cette décennie des années 1950 est peut-être la plus sobre de l’histoire du design suisse. La tendance était au mobilier plus simple, souvent en acier ou dans des essences moins précieuses. La dimension fonctionnelle prédominait, quitte à rendre les objets plus rigides, jusqu’à ce que les changements de société des années 1960 replacent l’esthétique au goût du jour», observe Marc Gaudet-Blavignac. Dans ce contexte, le design se fait plus ludique, en phase avec l’évolution des mœurs et mai 68, quitte à adopter des typologies d’objet d’art, une présence sculpturale.
«Toutes les formes constructives sont explorées par les designers. Les meubles deviennent des moyens de prendre position. La hauteur des sièges, par exemple, tend à s’abaisser pour être plus proche du sol et s’éloigner ainsi des préceptes de mode de vie bourgeois», relève Christian Brändle. Le duo formé par Susi et Ueli Berger reflète particulièrement bien cette nouvelle expression créative du design. Lauréat du Grand Prix Design 2010 pour l'ensemble de son œuvre, le couple a imaginé à l’époque des pièces qui ont fasciné les milieux de l’art et qui continuent d’être éditées. Parmi les plus belles : la Wolkenlampe qui rappelle un nuage, la commode Schubladenstapel, formée d’une pile de tiroirs en palissandre ou le siège organique Soft chair.
Si les décennies des années 1940 à 1960 ont été traversées par différents courants d’influence, une linéarité se dessine néanmoins dans la production. «Le mobilier suisse s’est toujours distingué par sa dimension pratique, son esthétique simple, mais efficace et sa structure ingénieuse, conclut Marc Gaudet-Blavignac. Ces valeurs sont parfaitement dans l’air du temps, ce qui explique probablement l’intérêt actuel croissant pour ce patrimoine».
Texte: Emilie Veillon