Dans l’édition 653 de la revue Domus, Alessandro Mendini interroge Nanda Vigo. Ils sont tous les deux architectes et designers, Milanais, mais le premier est sans doute plus connu que la seconde. Il lui demande d’ailleurs si elle ne s’est jamais sentie mise de côté. « Je suis un designer occulte, je prépare des dessins et les jette en l’air, puis quelqu’un d’autre les met en œuvre. Je ne sais pas dans quelle mesure j’appartiens à ce milieu », répond Nanda Vigo qui disparaissait le 16 mai 2020 à l’âge de 83 ans.
Designer occulte, certes, mais passionnée par la lumière, l’énergie du cosmos, le temps et le mouvement. La lumière, celle qui traverse les pleins et les vides de la Casa del Fascio de Giuseppe Terragni à Côme, exerce sur elle une fascination précoce. Nanda Vigo a 7 ans lorsqu’elle découvre qu’un bâtiment, par le jeu des contrastes des ombres et de la lumière, peut sculpter l’immatériel. Elle en fera sa vocation et son credo.
Fernanda Vigo apprend l’architecture à Lausanne, file ensuite aux États-Unis étudier les villas de Frank Lloyd Wright avant de rentrer dans sa Milan natale où elle ouvre son agence en 1959. La même année, elle entend parler d’un peintre qui cherche l’espace caché derrière le tableau en balafrant ses toiles à coups de couteau. Vigo s’invite dans l’atelier de ce dernier, Lucio Fontana, avec qui elle scelle une longue amitié. Il lui présente Piero Manzoni, l’artiste de la merde en conserve vendue à prix d’or et des achromes, ces tableaux plus blancs que les blancs de Malevitch. Les deux partagent une même vision artistique d’avant-garde. Il interroge le statut conceptuel de l’œuvre tandis qu’elle développe des environnements d’art total fait de lumière, d’ésotérisme géométrique et de surfaces réfléchissantes.
Le couple projette de se marier même si Piero Manzoni interdit à Nanda Vigo de participer à des expositions en la sommant d’abandonner son métier. « Un jour, il est arrivé chez les ingénieurs avec qui je collaborais sur le projet des tours-cimetières à Rozzano, raconte Nanda Vigo dans une conversation avec l’architecte Alessandro Bava. Il m’a dit : sors d’ici où notre mariage n’aura pas lieu. J’ai refusé. » Manzoni meurt brutalement quelques mois plus tard, en 1963. « Le milieu créatif était très oppressant, personne ne voulait travailler avec des femmes. Nous étions constamment reléguées. »
Désormais libre d’agir, Nanda Vigo rédige son Manifeste du chronotope, drôle de texte dans lequel elle invente une cinquième dimension (l’a-dimension) fondée sur le rectangle et le carré. Sa rencontre avec Gio Ponti sera décisive. Comme elle, l’architecte et designer milanais intègre l’art dans ses projets. Il l’invite à participer à la Quadriennale de Rome en 1964, à l’occasion de laquelle elle construit un de ses Labyrinthes chronotopiques, dédales psychédéliques qui mettent en pratique ses théories et brouillent les sens.
Les deux architectes cosignent ensuite La Casa sotto la foglia (La maison sous la feuille), villa d’un genre nouveau avec des jeux de miroirs et un escalier central spectaculaire recouvert de fausse fourrure. Jusqu’au début des années 1970, Nanda Vigo signera seule plusieurs habitations singulières : la Casa Blu (la Maison bleue), la Casa Gialla (la Maison noire) et la Casa Nera, la Maison noire conçue pour que son propriétaire contemple les œuvres de ses collections à la flamme d’une bougie. Considérée comme une originale, sa carrière se déroulera dès lors dans les marges.
L’une de ses dernières réalisations date de 2016. Dans la cour d’honneur de l’Université de Milan, l’architecte et designer érigeait Exoteric Gate, une installation lumineuse qui culminait avec un cylindre de 10 m de haut. Tout le vocabulaire de Nanda Vigo se trouve rassemblé là : la lumière, le jeu des couleurs et les « stimulateurs spatiaux », ces pyramides-miroirs capables de refléter la réalité alentour en la déformant. « Pour une raison particulière, Nanda Vigo a toujours eu affaire aux affaires interplanétaires, aux lumières interplanétaires, aux espaces interplanétaires, aux déserts de couleur interplanétaire, aux vides absolus et au zéro, écrivait Ettore Sottsass en 1969. Ce doit être parce que l’ancien rêve de s’échapper de la mêlée en se blottissant dans un coin spécial la poursuivait. Ce serait un coin pour regarder le cosmos, mais qui ne serait certainement pas de science-fiction. »
Texte: Lionel Guyer