Ouverte le 29 février, l’exposition devait plier bagage le 14 avril. Oui, mais voilà, le coronavirus ayant tout bouclé pendant deux mois, seul un public restreint a pu découvrir les pièces de Gae Aulenti présentées par le Vitra Design Museum de Weil am Rhein. Le musée a rouvert ses portes le 11 mai. Les prêteurs ont été généreux et compréhensifs en laissant encore toute une année les objets de la designer italienne aux bons soins du fabricant de meubles. Tant mieux, car de la designer on connaît surtout Pipistrello, cette lampe « chauve-souris » iconique avec son pied évasé et son abat-jour en corolle de plastique. Beaucoup moins le reste d’une production pourtant importante de l’une des rares femmes à avoir imposé son nom aussi bien dans le design que dans le domaine du bâti.
Comme tous les designers d’après-guerre, Gaetana Aulenti, née en 1927 (†2012) dans le Frioul a étudié l’architecture à l’École polytechnique de Milan. Diplômée en 1953, elle ouvre son agence trois ans plus tard. Une femme dans un monde d’hommes. « Comparé à mes ambitions, faire carrière dans ce milieu à cette époque a été difficile, expliquait l’architecte dans une interview à La Stampa en 1998. Cela m’a pris du temps avant d’être capable de réaliser des projets importants. Mais j’ai continué en silence, sans protester et en évitant d’en avoir trop conscience. »
L’architecture internationale des années 1950 ne jure que par le rationalisme moderne. Gae Aulenti s’attache, elle, à revisiter les formes historiques. Avec Vittorio Gregotti et Aldo Rossi, elle participe au mouvement NeoLiberty, qui puise ses inspirations dans l’Art nouveau italien et développe ce qu’elle appelle « une dramaturgie de la sinuosité ». Elle entretient ce rapport à la culture ancienne à travers la réalisation de décors d’opéra pour la Scala de Milan et le festival Rossini de Pesaro. « Le théâtre m’a aidée à mieux comprendre le fond de la relation espace-temps, observait la designer citée dans le magazine AD. L’architecture doit tenir compte de l’action théâtrale. La scénographie est une préparation à l’architecture fondamentale. »
Dans les années 1980, elle est appelée à réaliser de grands projets museaux. À Paris, Gae Aulenti transforme l’intérieur de la Gare d’Orsay que le gouvernement a décidé de réhabiliter en conservatoire des arts du XIXe siècle. Sous l’ancienne verrière ferroviaire, elle trace une longue allée à degrés, flanquée de salles-mausolées. Les commentateurs critiquent parfois ce choix jugé « pharaonique ». La plupart sont néanmoins séduits par cette scénographie empruntée au théâtre. Gae Aulenti enchaîne les contrats et aménage les résidences du légendaire patron de Fiat, Gianni Agnelli, et conçoit les stands de la marque sur les salons automobiles. Elle devient une spécialiste de la création de lieux d’exposition. Dans cette ligne, elle établit le Museu Nacional d’Art de Catalunya dans l’ancien Palau Nacional à Barcelone, restructure les Écuries papales du Quirinal à Rome et rénove le Palazzo Grassi à Venise.
Ses objets marqueront l’histoire des formes bien plus que ses projets architecturaux. À partir des années 1960, elle multiplie les collaborations avec les maisons de design, principalement italiennes : Poltronova, Zanotta, Artemide, Kartell et bien sûr Martinelli Luce qui produira dès 1965 la Pipistrello en réveillant cet esprit naturaliste hérité de l’Art Nouveau.
En 1980, Gae Aulenti dessine avec Piero Castiglioni la Mini Box, une lampe de table au look de jerrycan dont le réflecteur amovible est maintenu par un aimant. Plus tard, elle pose une plaque de verre sur quatre roues de vélo. On pense bien sûr à Roue de bicyclette, sculpture readymade de 1913 de Marcel Duchamp. À la marge entre l’art et le design, la table relève l’esprit singulier de son auteure chez qui un meuble n’aurait su être réduit à sa simple valeur d’usage.
Chez Gae Aulenti, les objets tiennent des rôles. Ils deviennent les acteurs d’une fiction domestique, des vecteurs d’imaginaire. En cela, Mini Box et Pipistrello ne ressemblent pas à des lampes. Pas plus que Jumbo à une table basse qui, avec son plateau et ses pieds mastodontes en marbre rompt les codes de ce type de mobilier censé servir sans trop se faire remarquer. « Parfois les gens parlent de la réalité comme s’il existait un champ où elle s’exprimait, décrivait la designer dans une interview de 1979. Alors que les réalités sont infinies. »
Texte: Lionel Guyer