Les exemples sont variés, les artistes nombreux, incalculables même. L’art de rue appartient à tous. Les grottes de Lascaux, les sculptures antiques des caractères romains ou grecs dans le marbre ou sur les frontons des temples repris pendant le fascisme italien par Mussolini pour marquer sa grandeur… depuis toujours, l’homme écrit sur les murs (souvenez-vous à 4 ans, vous pratiquiez aussi l’art pariétal au grand dam de vos parents. Enfin, je parle pour moi !).
Le XXe siècle a vu naître un mouvement qui reprend à son compte le gribouillage de façades. L’art urbain, ou street art, exprime la pensée de l’artiste, jusqu’alors considéré comme un vandale. Les années 60 changent la donne, le tag et le graffiti se répandent et deviennent visibles, critiquables, disparaissent, se redessinent. Les premiers commentaires sur réseau social bétonné sont nés. En quelques noms à passer dans un moteur de recherche, voir Daniel Buren, Gérard Zlotykamien ou Ernest Pignon-Ernest, voilà que se multiplient les plasticiens et auteurs des premières œuvres de rue éphémères et finalement institutionnalisées, dans les années de l’absurde avec les surréalistes, les situationnistes et les Nouveaux Réalistes et de l’avènement de la sociologie comme matière officielle enseignée à l’université (Bourdieu).
Ces dessins représentent un genre, une lutte, un vecteur de communication perpétué par des stars comme Jean-Michel Basquiat, Epsylon Point, Harald Naegeli en Suisse, Keith Haring, Futura 2000, Clet Abraham ou Alec Monopoly dont les fresques agrémentent les murs du quartier artistique de Wynwood à Miami où se déroule l’édition américaine d’Art Basel chaque année, non loin du Musée du Graffiti. L’expression engagée est fixée à la vue des gens.
Les rues de Naples, Inserra. Les rues de Bristol, Banksy, les rues du monde sont au street art ce que dans le cas d’espèce Sapiens est à Vevey. Un intellectuel rebelle, une histoire qu’on aime parce qu’elle évoque souvent ce que l’on a enfoui et qu’un autre parvient à exprimer. « Je laisse mûrir mes dessins, ils prennent le temps d’évoluer dans mon esprit et quand le moment est venu, je les libère », explique Sapiens, un « alterurbaniste » pour les murs de la ville dans laquelle il a choisi d'emménager. Lausannois et un peu beaucoup Italien d’origine, Sapiens sait. Il sait que son inspiration vient d’un modus operandi de sa curiosité, de son amour pour l’art et pour les tableaux du Caravage ou des représentants de la peinture néerlandaise : « Dans l’art comme dans la vie, je pense que seuls le débat et la confrontation peuvent permettre à une pensée d’avancer. »
Cet enseignant et philosophe dans l’âme ne laisse rien au hasard. « Je remets en question la société en l’interrogeant sur son identité, voilà pourquoi j’ai détourné une centaine de cartes d’identité suisses que je laisse posées dans les rues, sur des bancs ou des murets, là où elles semblent avoir été oubliées, avec pour prénom Homo et nom Sapiens. Une manière de nous interroger sur qui nous sommes, au-delà de la nationalité. » Bizarre qu’une convention sociale définisse l’individu par le biais d’une carte « qui contient des données administratives sans répondre à la question de l’identité personnelle et de sa représentation envers autrui ». Sapiens abat les catégories pour ramener à l’humain, ce genre auquel nous appartenons tous et qu’il cherche à interpeler. Pour dire, en lieu et place de la croix blanche sur ses cartes détournées figure un point d’interrogation…
Tous les domaines sont intéressants, mais nul ne touchera à la pause bénie du café. Sapiens l’a représentée dans une perspective sacralisée du temps que l’on passe ensemble. D’autant plus percutant à l’heure du Covid-19, le temps de la réunion est en crise et qui plus est à Vevey : « Je suis content de mettre ça là, parce que Vevey, c’est Nestlé, la capsule… » D’où des dessins au fusain de Madone à la cafetière Moka, ou de l’Arcange Gabriel venant annoncer à Marie sa maternité divine, une tasse d’arabica à la main ! « La religion n’a rien à voir là-dedans, mais je m’en sers pour attirer l’œil sur des us et coutumes qui se perdent ou sont aliénés par la rage d’immédiateté actuelle. » Et c’est connu, on n’enlève pas son café à un Napolitain.
Le questionnement existentiel devient philosophique, organique. « Mes notes à l’université n’étaient que des dessins, ou des petits mots, des chansons ou des poèmes, mais rien à voir avec les cours. Je me suis rendu compte que je suis incapable de prendre des notes, car je suis pleinement concentré sur l’idée et je ne peux pas la représenter par écrit. » Sapiens décrit une vision du monde dans laquelle le signifiant est ambigu, au sein de laquelle le signifié, la représentation du monde est intrinsèque. Une forme d’expression de soi dans l’art engagé, la dénonciation du monde et surtout, la répercussion sur la masse. Le phénomène de groupe qui, devant ses dessins, se délite un instant, le temps de l’interrogation. Et partir. « Je ne suis pas à l’aise quand on me demande de montrer ou expliquer ce que j’ai créé, alors qu’au fond, je suis très heureux de ce que j’ai fait… »
Sapiens, dont la famille paternelle vit encore dans la région de la Campanie dans le sud de l’Italie, se réveille en flânant dans les dédales du chef-lieu au pied du Vésuve. « Il y a eu l’idée, puis la maturation de cette optique engagée pour laquelle j’ai trouvé le meilleur vecteur d’expression : le dessin, la peinture, le graphe puis l’œuvre. J’ai toujours été sensible à la poésie et à l’écriture. Ado dans les années 90, je m’étais embarqué dans le rap, le hip-hop. Ce courant véhiculait un esthétisme et racontait vraiment quelque chose. »
Les rues de Naples ont donc offert à Sapiens un spectacle qui l’a réconcilié avec l’idée que l’art sur les murs n’était pas que du vandalisme. Ernest Pignon-Ernest et Zilda l’ont marqué au détour d’une ruelle escarpée, sale et craquelée sur les flancs du Vomero et l’ont ému. « Ce n’était pas l’œuvre qui parlait, mais la rue qui acquérait un sens. Il ne s’agissait plus de créer le message et de le poser n’importe où, mais de se faire le porte-parole de la cité, en sublimant ses artères. » C’est ce jour-là que Sapiens a intégré le message dans sa beauté, son romantisme et proche des icônes sacrées.
Parlant, comme ses poèmes ou ses chansons gardées secrètes, offertes aux amis et jamais publiées nulle part. « Je dessine parce que mes idées sont particulièrement picturales, et je me régale quand je retourne voir ce qu’il reste de mes collages et que des gens s’arrêtent pour regarder ou que j’entends des commentaires ! » Une manière d’exposer au plus grand nombre des questionnements, pour en observer ensuite en catimini les réactions.
Pas besoin d’un endroit pour exposer, la rue est son terrain de jeu. « Je fais un art pour lequel on n’a pas besoin de payer une entrée de musée. C’est quelque chose qui te saute à la gueule parce que c’est engagé, parce que c’est là. Et même s’il ne dit rien d’autre que ‘je suis là’, en réalité, il vient te dire quelque chose. Il existe. » Sapiens a collé en Italie, dans le Piémont ou à Bologne, mais jamais à Naples, qui selon lui ne fait pas appel à lui. Instinctivement, c’est lui qui a besoin de cette ville qui se retrouve dans ses œuvres, avec la grâce napolitaine qui l’attache à ses racines.
L’affichage de Sapiens est sage, moins sauvage qu’on ne l’imagine : « Je peins sur des collages… en fait ça peut paraitre con. Je commence par un collage avec des choses qui prennent leur sens dans la globalité, mais que les gens ne verront pas, parce que j’y mets des cartes géographiques dessous, des articles de journaux ou des éléments qui feront partie du sens global. Je recouvre le tout avec du blanc pour pouvoir apposer ce qui m’appartient, ma touche personnelle. » Crypté, comme son message : « Le dessous de mes collages veut raconter des histoires incroyables, des histoires de l’humanité. Je colle une certaine partie du monde en arrière-plan et par-dessus j’y mets des personnages qui vont exprimer une idée. J’ai fait mes armes dans la poésie écrite où à un moment donné il faut vraiment aller à l’émotion pure, ce n’est pas un roman, tu ne vas pas tout décrire. Tu vas juste utiliser le bon mot, ou parfois l’absence de mots. Et jouer avec la sensation que cela peut procurer. »
Si vous le voyez à l’œuvre dans les rues de Vevey ou même à Lausanne, allez lui poser des questions, ou offrez-lui un café. Sapiens refera volontiers le monde avec vous !
Texte: Monica D'Andrea