L’art suisse au Palazzo Mora est un des points qui attire l’attention dans le cadre de la Biennale de Venise 2024. Elle y avait été convoquée pour l’édition de 2022, mais Carole Kohler, artiste suisse alémanique, née à La Chaux-de-Fonds et issue de l’école d’arts visuels de Bienne, aime faire les choses à son rythme, pas trop vite. Elle a pu ainsi faire un test d’expo et choisir le lieu qui lui convenait sur une alternative qui lui était proposée. Depuis le 20 avril 2024, dans la Sérenissime, les visiteurs ne savent plus où planter leur regard. Dans cette multitude, la série Peek-a-boo de Carole Kohler explore le thème du cache-cache, du camouflage et de l’invisible. Cette installation joue avec l’idée que c’est le spectateur qui apporte son interprétation et son ressenti à l’œuvre, pour la libérer et s’en affranchir lui-même.
L’entretien téléphonique se fait à trois, en anglais grâce à Stefan, son mari, avec un peu de français et d’allemand pour Carole. La discussion porte sur ces sensations qui se dégagent autant de la matière sur la toile que de la pierre de ses sculptures. Après plusieurs semaines de solitude en studio, Carole Kohler est heureuse de travailler en équipe en tant que freelance en décoration. Aujourd’hui, elle se concentre beaucoup sur la peinture abstraite, hyperabstraite même. À la Biennale, le regard plonge dans les couches aussi profondément que lorsqu’on fixe le fond d’un puits et que l’on entre dans une dimension nouvelle. La voix de Stefan décrit combien elle aime les contrastes dans son travail : « Elle passe de l’arrondi au cubisme, de couleurs éclatantes à très foncées. La structure même de ses œuvres sombres semble douce grâce à des teintes appliquées avec une touche plus légère. »
Ses pièces ressemblent à des plans d’architecture, ou à des formes très carrées, comme si l’on se trouvait face aux montagnes du Haut Valais, là où la sensation de grandeur induit une autre perception du monde et où l’on se sent si petits. D’ailleurs, « nous y possédons un appartement de vacances au Vallée de Conges », précise Carole. Au Centre européen de la culture (Centro europeo della cultura), l’ambiance et la musique choisies sont pourtant douces. Un contraste servant à exprimer la dichotomie du monde ? L’artiste parle de son ressenti qui se veut « un équilibre entre les choses que j’aime dans ma poursuite de l’harmonie. Il y a vingt ans, je travaillais dans la peinture figurative où chacun voyait la même chose, comme ce chimpanzé au regard triste que tout le monde ressentait de la même manière. » Stefan ajoute : « Maintenant, c’est l’abstraction sur laquelle elle se concentre, pour que tout le monde s’immerge dans ce qui lui appartient. Chacun interprète à sa manière. C’est beau, de voir et de sentir comment les différentes personnes appréhendent l’abstraction. Carole veut donner une liberté d’interprétation et c’est le grand avantage de l’abstraction », dit-il en rappelant une expérience unique. « Lorsque nous sommes allés ensemble dans le désert du Sahara en 2003, le paysage était si vaste et important qu’elle a senti l’atmosphère, le contexte ou les animaux comme des objets à rendre visibles ou à garder invisibles. » Le jeu de l’inconscient s’est ouvert et c’est là que l’abstraction a pris son sens. Le regard change sur la peinture quand on la regarde le jour suivant : « C’est pour ça que je travaille avec différentes couches qui permettent d’observer plus intensément et plus profondément dans le tableau, comme s’il y avait quelque chose d’autre pas vu avant. Et qui vient changer le ressenti et l’interprétation, dit Carole. Je trouve magnifique pour le spectateur de lâcher ce qu’il pense pouvoir comprendre à travers l’art et de garder cet esprit ouvert face à la matière. »
La vie a bien fait son travail de mise en condition. Ce qui inspire Carole Kohler sont ses voyages : « Nous avons bourlingué entre nos 25 et nos 30 ans pendant six ans. Nous dormions dans notre voiture, cuisinions en plein air et nous fonctionnions en totale connexion avec la nature », de quoi garder des souvenirs impérissables qui transparaissent, comme les différentes couches qu’elle superpose dans ses œuvres. Quand elle travaille, elle a « comme une sensation inconsciente et irrationnelle qui vient faire ressortir quelque chose qu’elle a ressenti à un endroit précis. Des choses invisibles et des flash-backs remontent. »
L’originalité de la proposition de Carole Kohler consiste à observer son œuvre en réalité augmentée à travers une application, Artivive, que l’on scanne avec un code QR. La musique est présente : «Dans mon exposition, il n‘y a de la musique qu‘en relation avec la réalité augmentée. Cela consiste en une vidéo qui passe du contenu figuratif évoluant avec la peinture abstraite en rythme avec le son. L’intention est de captiver davantage le spectateur grâce à l‘utilisation ciblée de la musique et des images en mouvement. En création avec la réalité augmentée, je démarre avec la musique et poursuit le rythme avec le montage des séquences pour renforcer l’impression.» Les réactions des gens qui cherchaient le sens de l’œuvre l’ont menée vers un terrain de jeux optique qui permet d’évoluer avec l’œuvre et de se sentir différent à chaque moment de l’observation. « Les visiteurs doivent faire leur propre interprétation et let their eyes play towards the artwork. Je veux élargir l‘expérience au niveau des canaux sensoriels également, comme une étincelle pour le cinéma mental !»
Au programme pour la suite, des travaux commissionnés et une nouvelle série Stages, qui vont toujours plus loin dans l’abstraction, encore partielle même à Venise, où silhouette d’un danseur se retrouve dans la peinture, afin qu’on n’y voie toujours quelque chose d’autre. « La nature qui agit de différentes manières dans nos yeux et résulte être un hasard parfois. Rien n’est rationnel, mais organique. Un grande part de l’expérience artistique s’ancre dans l‘imagination du spectateur.»
La boucle est bouclée, l’évolution est incessante comme la nature. Carole Kohler aime tout et tout la nourrit, la chaleur, la forêt et l’eau parce que son état change et ses reflets sont intenses, comme le blanc de la neige qu’elle voit comme un nouveau canvas qui brise encore une fois la monotonie. Là où elle a suffisamment d’espace à remplir avec ce qu’elle porte en elle.
À voir à
La Biennale di Venezia
Jusqu’au 24 novembre 2024
Texte: Monica D'Andrea